Un tête-à-tête avec Alice de Nussy

Mais qui est Alice ? Alice de Nussy rayonne au milieu des livres jeunesse qu’elle affectionne. Graphiste et autrice, elle s’empare des livres avec une aisance incroyable. Elle nous explique ses différents métiers, et nous livre les coulisses de son dernier livre, La malédiction des flamants roses, album publié chez Grasset-Jeunesse.

Quelle est la différence exacte entre le fait d’être maquettiste, graphiste et directrice artistique?

J’ai une casquette différente selon les clients et selon les projets. En effet, sur certains projets, j’applique un principe de maquette déjà existant et j’exécute la charte déjà en place. Sur d’autres livres, j’interviens dans le choix de la police, dans la conception graphique de la couverture. Et puis, lorsque je m’occupe aussi de la direction artistique, je suis en contact direct avec l’illustrateur.rice, je donne mon avis sur les crayonnés, l’objet fini (format, papier, etc.)… Je suis alors partie prenante de toutes les discussions qui vont donner vie au livre. Chaque activité m’apporte quelque chose de différent et m’aide pour l’autre : le fait d’avoir fait pas de mal de travaux d’exécution en tant que maquettiste m’a appris la rigueur par exemple, indispensable à mon rôle de D.A. Mais la plupart des projets mêlent un peu tous les genres et je suis les trois à la fois.

En tant que graphiste ou D.A., je pense qu’il faut rester au service des auteur.rices. Il faut que ce que l’on remarque, ce soit le livre et le travail de l’auteur.rice et de l’illustrateur.rice, pas le mien.  Je ne suis sur le devant de la scène que lorsque je suis autrice.

Quand tu es autrice, as-tu déjà une idée très précise du rendu que tu veux ou fais-tu abstraction de toutes les contraintes techniques pour laisser libre court à ton imagination ?

Mon imagination est décuplée quand j’ai des contraintes, que ce soit pour écrire ou pour réaliser la maquette d’un livre. Je ne peux pas faire abstraction de l’objet, car cela m’aide à créer.

Quand j’écris un texte, je ne peux m’empêcher d’avoir déjà en tête le chemin de fer, avec le nombre de pages désiré et le découpage associé. Je visualise l’album en tant qu’objet, avec à l’esprit l’illustrateur.rice avec lequel ou laquelle j’aimerais travailler. Valéria Vanguelov, l’éditrice de Grasset-Jeunesse, dit que j’ai une écriture visuelle. Je crois que ça résume assez bien ma façon d’aborder un texte.

Pour Ma sœur est une brute épaisse, j’avais très envie de travailler avec Sandrine Bonini. Je n’avais aucune idée du rendu final, mais j’avais en tête le contenu visuel dans les grandes lignes. Lorsqu’elle m’a proposé la technique du collage, je l’ai laissée créer ses images selon son inspiration, en lui faisant totalement confiance.

Pour l’écriture de La Malédiction des flamants roses, c’est encore différent car le projet est  né d’une discussion avec Janik Coat. Mais j’y reviendrai plus amplement dans une prochaine question.

Tu es autrice et directrice artistique : comment avec cette dernière casquette laisses-tu ta créativité littéraire s’exprimer malgré tout ce que tu sais de la conception et de la fabrication d’un livre ?

En fait, cela forme un tout. Mon texte vit uniquement en rapport avec les illustrations qui l’accompagnent. Si on retire les illustrations de mes deux albums, mon texte perd alors tout son sens. D’ailleurs, quand j’ai donné le texte de Ma sœur est une brute épaisse à Sandrine Bonini, je l’ai accompagnée d’indications sur ce qui pourrait se passer à l’image pour le rendre plus compréhensible.

Je me projette aussi d’emblée dans l’objet. Pour Ma sœur est une brute épaisse, j’imaginais un format assez classique, par contre pour La Malédiction des flamants roses, j’imaginais plutôt un grand format, en hauteur (pour aller avec la forme d’un flamant). Mon mode de narration dépend aussi du projet (narration simple et linéaire pour le premier, et plus éclatée et avec des bulles pour le second).

Pour l’instant, j’aurais du mal à ne pas m’occuper de la direction artistique d’un livre que j’ai écrit, car mon écriture implique déjà l’élaboration de l’album en tant qu’objet et nécessite une collaboration étroite avec l’illustrateur.rice.

Peux-tu nous raconter comment est venue l’idée de La Malédiction des flamants roses ? Était-ce aussi amusant à écrire qu’à lire ?

Tout a commencé avec une magnifique peinture de Janik représentant un flamant rose. Une discussion joyeuse et animée en a découlé, suivie d’une sorte de jeu : dès que l’on voyait un objet en rapport avec les flamants, on le prenait en photo et on se l’envoyait. On s’est fait aussi des cadeaux variés autour du thème du flamant. On voyait des flamants roses partout, comme s’il y avait une invasion, que ce soit dans la mode ou la décoration.

C’est d’ailleurs cette invasion qui nous a donné envie de réaliser un livre qui s’appellerait La Malédiction des flamants roses. Ce titre a été le point de départ du projet. J’ai écrit un premier jet en septembre 2018 : le texte courant et les bulles de la première double page (la forêt), comme squelette du livre.

Ce fut une expérience drôle, unique, un vrai travail d’équipe qui s’est construit peu à peu : je suis très fière du rendu. On commence d’ailleurs à avoir des retours de lecteurs enthousiastes.

Comment as-tu travaillé avec Janik Coat et ton éditrice, Valéria Vanguelov ? C’était vraiment comme dans l’album ?

Janik a aimé l’idée. S’en est suivi tout un jeu de construction, où le texte et l’illustration ont germé en même temps. Je savais quels décors je souhaitais, et certains des personnages que je voulais. J’avais par exemple envie de faire un clin d’œil à des textes de mon enfance comme Le Corbeau et le Renard ou Le Petit Chaperon rouge.

Mais j’ai ensuite adapté mon texte aux dessins de Janik, et inversement, pour leur donner vie au fil de l’aventure. Par exemple, la relation particulière entre l’hippopotame et l’éléphant a été créée par Janik, puis j’ai écrit leurs dialogues.

Malgré leur grand nombre, on voulait vraiment donner une personnalité à chacun des personnages et on a travaillé le texte des bulles dans ce sens. Ainsi, je vous invite à observer le poulpe : j’ai trouvé que Janik l’avait représenté avec élégance et cela m’a donné envie de le faire parler avec un langage assez soutenu. À l’inverse pour la danseuse, il y a un décalage entre sa grâce apparente et sa façon de s’exprimer qui est tout sauf gracieuse. La manière dont Janik a représenté les personnages m’a donc inspiré pour le texte. Ce fut une véritable partie de ping-pong joyeuse et intense.

En lisant cet album, on se rend vraiment compte du poids de l’illustration. Illustrateur.rice, ce n’est pas seulement mettre en images un texte, c’est apporter son regard singulier et enrichir les mots de l’auteur.rice.

Le texte a ainsi évolué avec les dessins de Janik, mais aussi avec le travail d’éditrice de Valéria. C’était important pour nous deux de donner la parole à notre éditrice dans la narration de l’album. Car, en parallèle de l’histoire, on explique un peu comment se construit un livre et il nous semblait évident d’aborder le rôle clé de l’éditeur.rice. D’ailleurs on a eu du mal à définir sa mission en un mot, car c’est compliqué de résumer son travail. C’est “chapeauter” qui nous a semblé le mieux correspondre.

Comme je le disais, j’aime beaucoup les contraintes, cela m’aide à développer mon imagination, et j’en ai eu une de taille en cours de route : suite à la demande du service de fabrication, on a dû réaliser l’album en 48 pages, au lieu des 32 pages prévues.

Les pages s’enchaînaient, les personnages étaient de plus en plus nombreux, les décors variés et ça me paraissait compliqué d’en rajouter… Et à un moment ce fut une évidence : si on demandait au lecteur d’imaginer sa propre histoire ? On a donc réservé ces dernières pages à des décors et des personnages à découper. Et c’est grâce à cette contrainte de fabrication que ce livre déjà un peu particulier est aussi devenu un livre-jeu.

Si tu devais résumer en 1 phrase La Malédiction des flamants roses, quelle serait-elle ?

Alors, en une phrase : attention, ce livre contient des flamants roses (plein), et aussi une Janik, une Valéria, une Alice, une danseuse, des gardes et encore 17 autres personnages (et une recette de champignon) — je vous avoue que ça a été un peu compliqué de tous les faire entrer dans un seul livre, mais on a fini par y arriver et j’espère vraiment que le résultat vous plaira !


La Malédiction des flamants roses

Alice de Nussy, illustré par Janik Coat
Grasset-Jeunesse
48 p. –  9782246824374 – 18€90
Parution le 3 février 2021
> Dès 5 ans