Entretien avec Lucette Savier, éditrice albums 6-9 ans chez Albin Michel Jeunesse

Nous avions déjà interrogé Lucette Savier, éditrices des albums pour les 6-9 ans, sur son travail autour de deux albums du début d’année. A l’occasion de la sortie automnale de nombreux albums pour cette tranche d’âge, nous avons eu envie de passer un peu plus de temps avec elle pour mieux connaître sa perception de l’album pour les 6-9 ans et les différentes facettes de son travail.


Vous éditez des albums pour les 6-9 ans, ils ne sont pas un peu grands pour en lire ?
Haha, oui ! Les 6-9 ans sont grands…dans leurs appétits de faire comme les plus âgés et d’avoir des livres qui prouvent qu’ils et elles ne sont plus des bébés. Car adultes, nous avons trop souvent associé la forme « albums », ce mode de narration où domine l’image, à la petite enfance et survalorisé la lecture des textes seuls. Pourtant les rapports texte/image, la polysémie peuvent susciter de sacrées expériences de lecture. N’ayons pas peur de laisser à disposition des 6-9 ans, des albums aux contenus exigeants qui se jouent des normes et des habitudes. Texte et image ne « parlent » pas d’une même voix, ils ne provoquent pas les mêmes émotions, ne nourrissent pas et ne se lisent pas de la même manière. Nous avons besoin d’images à tout âge !
Les jeunes adultes redécouvrent d’ailleurs aujourd’hui les textes illustrés avec intérêt (je pense aux albums de Benjamin Lacombe).

En bibliothèque, la problématique de classement fait qu’on ne sait pas toujours où mettre ces albums pour les grands (avec les romans pour le même âge ? les albums ?) : qu’en pensez-vous ?
Il y a nombre de bibliothèques et de collèges qui créent des catégories « textes illustrés », « livres pour grands » ; des tables ou étagères thématiques qui mêlent romans, albums, docs, BD rassemblés autour d’une question ; des coups de cœur ou tops 5 des livres aimés par les jeunes où viennent des albums ; des rallyes lecture où l’on glisse volontairement des albums à lire…

On trouve dans votre catalogue des auteurs et illustrateurs de renom (Fred Bernard/François Roca, Alex Godard, Justine Brax, etc.) : comment travaillez-vous avec eux sur leurs projets ? Pouvez-vous nous parler plus particulièrement du travail avec Charlotte Gastaut sur Comment la princesse Elvire créa son propre royaume, qui change de sa technique habituelle ?
Je ne commande jamais d’albums : j’accompagne au mieux de mes compétences les projets des auteur·trices, des illustrateur·trices, poussant les un·es, les autres dans leur parti pris, les interrogeant, pointant ce qui me semble redondant, inutile, décalé, incompréhensible… Le travail consiste à rendre « logiques », sensés et justifiés les choix et décisions ; tout est possible si la cohérence entre fond, forme, effets attendus, public visé est tenue, chaque album étant un livre unique, hors collection.
Pour Elvire, Charlotte Gastaut, à partir de quelques idées, a demandé à Didier Lévy de raconter l’histoire d’une enfant en rupture, une enfant sauvage avec des cheveux en bataille où un oiseau fait son nid. Didier a rebondi et créé le conte d’une princesse dont on a coupé l’arbre chéri, qui prend alors sa place dans la forêt et s’isole, momentanément, des humains. L’histoire a été mise de côté pendant 10 ans avant d’être proposée chez Albin Michel.
Avec William Baboin, le directeur artistique, nous avons entouré et escorté Charlotte dans son cheminement; elle voulait retrouver la joie de dessiner, la jubilation du trait : toutes ses images ont été dessinées à la plume et à l’encre noire, puis scannées avant la mise en couleur informatique. Après plusieurs tentatives insatisfaisantes, Charlotte a compris que les images n’avaient pas besoin d’être colorisées, que toutes les vibrations de cette histoire de liberté et d’affirmation enfantine passaient dans son trait noir, dans le fourmillement, les tremblés, la délicatesse de la plume. Nous avons donc changé le format, le papier, cherché un vert Pantone venant ponctuer la présence de la nature ; Alix Willaert en fabrication a trouvé le moyen de restituer la densité des noirs : un travail d’équipe sur 3 ans où toutes les étapes ont servi la création sublime de Charlotte Gastaut. L’album est une réussite qui devrait titiller les familles avec pré-adolescents…

Vous éditez aussi des albums patrimoniaux en collaboration avec la BnF, comment avez-vous pensé cette collection ? D’autres textes sont-ils prévus ?
La BnF cherchait un partenaire/éditeur pour publier des trésors anciens conservés dans les archives ; nous travaillons ensemble sur le choix des albums et leur mise en lumière : en quoi tel album est-il admirable ?, a t-il marqué la littérature de jeunesse ?, pourra-t-il intéresser un enfant d’aujourd’hui ?, offre-t-il un thème, un style, des images notables qui justifient sa réédition ? 7 albums* ont ainsi vu le jour, de nature et de personnalité très différentes. Depuis longtemps les créateurs et les maisons d’édition se soucient de publier pour la jeunesse des œuvres pleines de sens, de surprises et de saveur : c’est un bonheur d’éditrice de les faire redécouvrir. Pour les petits, viendra en mars 2020, Alli Nalli et la Lune, un grand album carré islandais de 1959, véritable livre d’artiste. Ce conte étiologique expliquant pourquoi la lune devient ronde rappelle, par son efficacité et sa simplicité graphique, le célèbre Petit-Bleu, petit-Jaune de Leo Lionni, sorti aux USA en 1959 également.

*Albums publiés avec la BnF :
Bonne Nuit de Charlotte Zolotow et Vladimir Bobri, 1958 – américain
Le Petit Chaperon rouge de Charles Perrault et Edgard Tijtgat, 1921 – belge
Le Voyage en poisson de Tom Seidmann-Freud, 1923 – allemand
Petits Contes nègres pour les enfants des blancs de Blaise Cendrars et Pierre Pinsard, 1929 – français
L’Écureuil de Hans Hvass et Sikker Hansen, 1939 – danois
Les Deux Coqs de Hans Christian Andersen et Theo van Hoytema, 1898 – néerlandais
Conte du tsar Saltan d’Alexandre Pouchkine et Ivan Bilibine, 1906 – russe

Et pour finir, est-ce que pouvez-vous nous dévoiler un projet qui vous tient à cœur pour début 2020 ?
Après Wahid (2003, 2015) et Moi, Dieu Merci, qui vis ici (2008, 2016) nous retrouverons en janvier 2020 Thierry Lenain et Olivier Balez dans Le Taxi d’Imani : la jeune Imani, nouvellement arrivée au Gabon, conduit un taxi. Elle aime y fredonner sa chanson fétiche : « Après l’attente… le bonheur ! » En sillonnant la ville animée, en transportant les uns et les autres, elle fait des rencontres… susceptibles de changer sa vie.
Cette chronique contemporaine, sans clichés, est menée tambour battant, grâce à l’écriture précise et allègre de Thierry Lenain, épaulée avec force par les compositions graphiques et narratives d’Olivier Balez. On ne dira jamais assez combien la complicité entre auteur, illustrateur, maison d’édition, combien le travail d’équipe, ici avec la directrice artistique Caroline Ancelot, bonifient chaque page des livres !